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Le 10/05/2024

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Présidentielle américaine: La Cour suprême va-t-elle déterminer l’issue?

Par Anne E. DEYSINE | Edition N°:6682 Le 16/01/2024 | Partager

Anne E. Deysine est professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste Etats-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La Cour suprême, composée de neuf juges désignés à vie, a toujours été un pouvoir politique aux États-Unis, en raison du mode de nomination des juges et de sa place au sommet de la pyramide judiciaire fédérale. Dans son histoire, et particulièrement au cours des dernières décennies, elle a régulièrement été accusée de rendre des décisions partisanes. Ainsi, par l’arrêt Bush v. Gore en 2000, elle a ordonné la fin du recomptage des voix en Floride, accordant de facto la présidence à George W. Bush alors que l’écart entre les deux candidats dans cet État était de quelques centaines de voix et que la victoire de Gore semblait encore possible.

Depuis que le conservateur John Roberts est devenu président de la Cour en 2006, celle-ci a notamment dérégulé les financements électoraux en 2010 et invalidé les dispositions anti-discrimination de la loi sur le droit de vote en 2013. Et l’influence des conservateurs pourrait peser sur l’issue de la campagne présidentielle de cette année. Non seulement la majorité dite conservatrice compte depuis 2020 six juges nommés par des présidents républicains, mais ce ne sont pas les mêmes qu’avant 2006: à deux centristes modérés –Sandra Day O’ Connor et Anthony Kennedy, qui ont parfois voté avec les progressistes (sur le droit à l’avortement ou les droits des homosexuels)– ont succédé de purs produits de la Federalist Society.

Cette association, devenue puissant lobby doté de ressources financières considérables, a été créée en 1982 afin de mettre fin à ce que les conservateurs appelaient la dérive gauchiste des juridictions fédérales et de la Cour suprême. Depuis les années 2000, les membres de la Federalist Society sont présents dans les facultés de droit, dans l’administration et, de plus en plus, dans les juridictions fédérales. Les trois juges suprêmes nommés par Donald Trump (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) ont été pré-sélectionnés par elle et son dirigeant Leonard Leo.

Trump intouchable ou inéligible?

En cette année électorale, la plus importante des affaires hautement sensibles sur lesquelles la Cour suprême va sans doute devoir se prononcer a trait à l’immunité de l’ancien président Donald Trump, invoquée par ses avocats pour tenter de le faire échapper au procès pénal qui fait suite à sa mise en examen le 1er août 2023 au niveau fédéral par un jury de la capitale fédérale et le procureur spécial Jack Smith. Les chefs d’inculpation –obstruction et atteinte au droit de vote de millions d’électeurs– sont liés aux tentatives de Trump visant à inverser le résultat de l’élection de 2020. Mais l’incitation à l’insurrection (du 6 janvier 2021) n’a pas été retenue par le procureur spécial, sans doute parce qu’il n’est pas assuré d’obtenir une condamnation, celle-ci nécessitant qu’un jury unanime se prononce «au-delà d’un doute raisonnable».

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Les neuf membres actuels de la Cour suprême. Au premier rang, de gauche à droite: Sonia Sotomayor, Clarence Thomas, John G. Roberts, Jr, Samuel A. Alito, Jr, et Elena Kagan. Au deuxième rang, de gauche à droite: Amy Coney Barrett, Neil M. Gorsuch, Brett M. Kavanaugh et Ketanji Brown Jackson (Ph. Fred Schilling, Collection of the Supreme Court of the United States)

Selon ses avocats, Donald Trump jouirait d’une immunité absolue, car il n’a pas été destitué, et ne peut donc être poursuivi… alors que la clause d’impeachment prévue à l’article I, section 3,7 de la Constitution prévoit exactement le contraire: «Les condamnations prononcées en cas d’impeachment ne pourront excéder la destitution et l’interdiction d’occuper tout poste de confiance ou d’exercer toute fonction honorifique ou rémunérée des États-Unis; mais la partie condamnée sera néanmoins responsable et sujette à accusation, procès, jugement et condamnation suivant le droit commun». Ses avocats invoquent aussi l’interdiction d’être jugé deux fois pour le même crime (double jeopardy). Selon eux, Trump a déjà été jugé pour les événements du 6 janvier 2021, puisqu’il a été mis en accusation par la Chambre des représentants en mars 2021 pour incitation à l’insurrection, avant que le Sénat ne décide de ne pas prononcer sa destitution. Cet argument est, là encore, spécieux: il s’agissait, en l’occurrence, d’un processus politique et non d’une procédure judiciaire, et le principe de double jeopardy n’est donc pas applicable en l’espèce.

L’incitation à l’insurrection est au cœur de plusieurs actions menées dans plus de dix États par des individus ou des groupes de défense des droits et libertés pour obtenir du secrétaire en charge des élections (Maine) ou des juridictions (Minnesota, Colorado) qu’ils concluent à l’inéligibilité de l’ancien président et empêchent son nom de figurer sur les bulletins de vote. Ces affaires ont pour base la section 3 du XIVe amendement (adopté et ratifié après la guerre de Sécession) qui interdit à toute personne publique (officer of the United States) ayant suscité une insurrection en violation du serment prêté de participer à une élection. Après la guerre de Sécession, les Républicains avaient voulu cet amendement afin d’éradiquer l’esclavage et ses vestiges, de protéger les anciens esclaves, y compris en cas d’insurrection, et d’empêcher ceux qui avaient participé à la sécession de revenir au pouvoir.

Les juges du Minnesota et du Michigan ont débouté les requérants sans aborder la question de fond. Ils ont conclu que ce n’était pas à eux de décider, car la question relève du Parti républicain de l’État. Au Michigan, ils ont jugé l’affaire non «mûre» (ripe) dans la mesure où il n’existait pas de litige puisque Trump ne figurait pas encore sur le bulletin de vote. Seule la juge Wallace, au Colorado, a conclu, après examen des faits et audition de témoins, que Trump est effectivement coupable d’insurrection. Mais pour elle, la section 3 ne s’applique pas au président, seulement aux «officers» des États-Unis (terme non défini). La Cour suprême du Colorado n’a pas fait preuve de la timidité que déplorent certains élus démocrates et plusieurs constitutionnalistes, tels W. Baude et M.S. Paulsen qui ont étudié le contexte et les documents préparatoires de la Constitution. La Cour suprême du Colorado les a entendus, jugeant que l’expression «officers of the United States» inclut bien le président et le vice-président et qu’en raison de sa participation à l’insurrection, Trump est inéligible –c’est-à-dire, concrètement, qu’il ne peut pas se présenter aux primaires républicaines organisées dans le Colorado.

Cette décision rendue par quatre voix contre trois souligne que la question est délicate. L’un des juges explique dans son opinion dissidente que Trump n’a été ni inculpé ni condamné pour le crime d’insurrection, ce qui poserait un problème de légalité processuelle (due process). Un autre juge considère qu’une loi du Congrès doit préciser les modalités de mise en œuvre de la section 3. La Cour du Colorado ne souhaitant pas que sa décision soit le dernier mot sur la question a suspendu son application jusqu’au 4 janvier, date limite pour la finalisation du bulletin de vote pour les primaires dans le Colorado. En d’autres termes, il suffit que Donald Trump fasse appel (ce qu’il a déjà fait, ainsi que le Parti républicain du Colorado) et il pourra concourir à la primaire. Il n’y a donc pas de véritable enjeu à court terme.

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La question de la légitimité de la Cour

Ces deux questions, immunité et inéligibilité, n’ont jamais été tranchées par la Cour suprême. Or, en raison des enjeux, il est important qu’elle se prononce. Mais les effets pervers et les dangers sont nombreux. À court terme, l’avalanche d’affaires alimente la communication victimaire trumpiste de chasse aux sorcières et absorbe l’espace médiatique au détriment des vraies questions, que ce soit le modèle économique, l’immigration ou les attaques contre le droit de vote. En outre, les dangers sont grands pour la Cour suprême. Les sondages révèlent que son taux d’approbation est extrêmement bas, surtout après le revirement de jurisprudence qui a mis fin au droit à l’avortement au plan fédéral dans l’arrêt Dobbs.

La question de la légitimité de la Cour pèsera certainement sur le Chief Justice John Roberts, qui est certes conservateur mais aussi institutionnaliste attaché à la légitimité de la Cour, très contestée de nos jours. Si le Chief Justice parvient à faire prévaloir ses vues, la Cour ne voudra sans doute pas se trouver en première ligne. Une différence avec 2000 est qu’à cette époque la décision Bush v. Gore – même si elle a été très critiquée, y compris par l’un des juges de l’époque qui a rédigé une virulente opinion dissidente– a été acceptée dans l’opinion. Compte tenu de la polarisation actuelle, il n’est pas certain qu’une décision trop ouvertement partisane serait acceptée sans de gigantesques manifestations ou émeutes, et mise en application. Car, rappelons-le, la Cour n’a pas de troupes à sa disposition pour faire respecter ses décisions.

S’ajoute à cette situation explosive la question du juge Clarence Thomas. Après la révélation qu’il a reçu des cadeaux se chiffrant à plusieurs centaines de milliers de dollars offerts par «ses amis», les milliardaires de la droite radicale, et que son épouse Ginni Thomas a envoyé des SMS pour pousser Donald Trump et ses proches à contester les résultats de l’élection de 2020 et à refuser la défaite, nombreux sont ceux qui lui ont demandé de se déporter.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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